Parmi toutes les îles de Polynésie, c’est Rangiroa qui est choisie par Paul Ottino, ethnologue français, pour mener une formidable étude sociologique et ethnographique entre 1962 et 1965. Il cible les Tuamotu, qui reflètent une « meilleure conservation de la réalité d'une culture polynésienne », et dont les données sont extensibles aux autres îles de la Société et des Tuamotu Ouest. Il en résulte un ouvrage épais, extrêmement détaillé : Rangiroa, parenté étendue, résidences et terres dans un atoll polynésien.
L’ethnologue Paul Ottino arrive en Polynésie après avoir délaissé une carrière dans l’Administration Coloniale, pour se consacrer à ce qui l’anime : le voyage, l’étude des comportements humains et l’apprentissage des langues, pour lesquelles il montre un don prodigieux (il apprend ainsi le tahitien et le pa'umotu).
Ottino se concentre sur la période « post-européenne », quand les habitants des Tuamotu Ouest réintègrent leurs atolls dès 1830-1840 ; ils en avaient été chassé par les guerriers d’Ana'a. Puis il décrit la géographie, la vie, et les spécificités d’un atoll. Il note que les cocoteraies développées dès 1870 modifient peu à peu toute la vie de l’île, ainsi que le système foncier et de parenté.
L’écrivain étudie les différentes catégories socio-culturelles (ta'ata mā'ohi, demis et sanitos), et les influences religieuses et politiques ; il cible la famille élargie (par opposition à la famille conjugale, plus individuelle et moins traditionnelle) sur une période de 150 ans, au sein des différents quartiers de Tiputa ('âti Marere, Fariua et Hoara).
L’auteur rencontre notamment Punua, figurant dans les Révoltés de la Bounty, et acteur dans les films de Folco Quilici. Un soir, Ottino et Punua sont à l’eau pour chasser un banc de gros chirurgiens et des carangues. Les requins arrivent, excités par le sang : « nous sommes environnés par une meute de requins raira, soudain déchaînés, se mordant les uns les autres. Je n'ai jamais su comment nous nous retrouvâmes indemnes dans l'embarcation ». Dans le même 'âti Fariua, le scientifique rencontre la famille de Vahine. Cette dernière convole en secondes noces avec Teri'i ; ensemble ils auront cinq enfants, dont trois adoptés. En 1964, « la mort de Vahine a impressionné beaucoup de personnes, car à cette occasion s'est manifesté un kaha », signe annonçant l'imminence d'un événement important. « Le kaha apparaît la nuit sous la forme d'une boule de lumière bleuâtre traçant une lente trajectoire à quelques mètres au-dessus du faîte des cocotiers. (...) Vahine a vu le kaha et est morte quelques heures après.
Ottino s’intéresse au vocabulaire de la parenté (proche et éloignée), de l’alliance et de la consanguinité ; il précise aussi les notions de feti'i, et cite Tuarue Haoa : « les feti'i sont aussi nombreux que les vagues « fleuries » de la mer (lorsque sous l'effet du vent elles moutonnent ; en tahitien : ua tiarehia te miti). » Les notions de tо́to (sang) sont abordées, le rôle dans la procréation et le problème de l’origine. « Le concept de sang (…) est une véritable unité de mesure de la parenté, et permet entre autres de distinguer immédiatement les proches parents de ceux qui ne le sont pas. » En découlent les degrés interdits et ceux prohibés, l'inceste et l'annulation de la parenté. L’inceste sur l’atoll « constitue une véritable négation des conceptions les plus fondamentales, et ne peut être toléré. »
L’ethnologue insiste sur la structure sociale ('âti, 'opu, 'opu ho’e, et 'opu feti’i), et illustre l'étendue de la parentèle par plusieurs exemples concrets. Il décrit ensuite la résidence et la mobilité polynésienne, comprenant la localisation des sites résidentiels et des maisons de famille (fare tupuna), ainsi que leur importance sociologique. « La fonction des maisons de famille modernes est très semblable à celle des anciens marae pré-européens dit familiaux. » Ottino étudie aussi les feia tumu ou « habitants originaires », les alliances matrimoniales, les circonstances et les types d'adoption : « l'adoption crée des liens affectifs qui durent toute la vie. » Le dernier chapitre est consacré au mode de concession et à l’exploitation des terres, étudié au sein de chaque famille, au village comme à la cocoteraie. L’auteur termine sur le début de la faillite du système ancien : le passage des terres indivisées aux terres divisées.
Dans son ouvrage, Ottino va au-delà de l’apparente disparition des lois et organisations de la société polynésienne. Il démontre qu’au contraire, elle est régie par des principes très stricts, dont la simplicité permet de s’adapter aux profondes mutations et bouleversements qu’elle connaît. « C'est très précisément cette rigidité sous-jacente qui permet et autorise l'apparente anarchie de surface si complètement exprimée par la philosophie d'indifférence du a'ita pe'ape'a. »
L’ethnologue considère cette étude urgente, avant le changement des mœurs et de l’évolution de cette civilisation. « De vieilles gens se souviennent de cette époque et des grands mouvements de la flottille de cotres à voiles blanches sur le lagon, cotres chargés de tout le village encadré par le missionnaire et les catéchistes (…). Les descriptions évoquent ce qui fut une sorte d'épopée, (…) les séances de pêche collective la nuit avec tout un village brandissant des torches et avançant sur le récif extérieur, les dimanches au secteur avec les femmes habillées de blanc et les hommes portant le canotier, guindés dans leurs vestons raides. »
Source de l'ouvrage : Rangiroa, parenté étendue, résidence et terres dans un atoll Polynésien